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Groupe de Reflexion et d'Action pour le Tchad
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5 décembre 2010 7 05 /12 /décembre /2010 12:39

Par Sonia ROLLEY

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L'ex-président du Tchad, accusé de tortures, devait être jugé par le Sénégal. Mais une décision de la Cour de justice de la communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest vient tout compliquer en soulignant que la procédure pourrait porter atteinte aux «Droits de l'Homme de Monsieur Habré».

Le fond de l'affaire n'a pour le moment jamais été évoqué. L'instruction n'est même pas encore ouverte au Sénégal. L'ancien président tchadien Hissène Habré y est réfugié depuis son éviction du Tchad en 1990. Human Right Watch accuse le régime d'Hissène Habré de 40.000 assassinats politiques et de torture systématique. Des associations de victimes et des organisations des droits de l'homme tentent depuis de le traduire en justice. Elles pensaient être sur le point de réussir. Mais une décision de la Cour de justice de la communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest (à lire en fin d'article) pourrait tout remettre en cause.

Le couperet est tombé le 18 novembre 2010. La cour de justice de la Cédéao se prononçait ce jour-là sur une plainte déposée par les avocats d'Hissène Habré en octobre 2008. Les avocats de la défense considéraient entre autres que le procès en préparation était inéquitable et que procédure en cours contre leur client au Sénégal était purement et simplement illégal.

La procédure au Sénégal

Des plaintes avaient été déposées à Dakar contre l'ancien président tchadien en 2000 (à consulter, la chronologie de l'affaire dressée par HRW). Une instruction avait même été ouverte. Hissène Habré a été à cette époque formellement inculpé. Mais, tour à tour, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Dakar puis la Cour de cassation du Sénégal ont annulé les poursuites au motif que les juridictions sénégalaises de droit commun n’étaient pas compétentes pour juger les infractions de torture reprochées à Habré, celles-ci ayant été commises hors du territoire national. Les associations de victimes et les organisations des droits de l'homme s'étaient également tournées vers la Belgique en application de la loi sur la compétence universelle. L'extradition avait même été demandée. Mais le Sénégal n'avait pas donné suite.

L'Union africaine s'est saisie du dossier en 2006. Réunie en sommet à Khartoum, elle décide de mettre en place un comité de juristes africains afin d'examiner tous les aspects et toutes les implications du procès d'Hissène Habré ainsi que les options disponibles pour son jugement. Ce comité envisage la création d'un tribunal ad hoc, puis l'exclut essentiellement pour des raisons financières. Et sur la base de ses recommandations, l'Union africaine finit par donner mandat au Sénégal «de le poursuivre et de le faire juger» (décision à lire en fin d'article).

La machine se met finalement en route. Le Sénégal va jusqu'à modifier sa constitution pour répondre à la fois à ses obligations internationales et intégrer dans son droit interne les crimes contre l'humanité et notamment les actes de torture. Des juges sont nommés, des fonds sont versés, le tribunal où le procès doit se tenir est réhabilité. Mais la cour de justice de la Cédéao vient jouer les trouble-fêtes avec son arrêt. L'arrêt de la cour de justice de la Cédéao

La cour de justice de la Cédéao «constate l'existence d'indices concordants de probabilité de nature à porter atteinte aux Droits de l'Homme de Monsieur Hissène Habré» et dit que le Sénégal doit suggérer «toutes modalités propres à poursuivre ou à faire juger dans le cadre strict d'une procédure spéciale ad hoc à caractère internationale telle que pratiquée en droit international». Pour Reed Brody, chercheur au sein de l'organisation des droits de l'homme Human Rights Watch, qui depuis des années cherche à voir Hissène Habré traduit en justice, cette décision est stupéfiante:

«Mettez-vous à la place des victimes. Le procès n'a même pas commencé et on leur dit qu'on viole les droits d'Hissène Habré.»

L'argument développé devant la cour de la Cédéao par les avocats de l'Etat du Sénégal et défendu aujourd'hui encore par Reed Brody, c'est qu'il ne peut pas y avoir violation quand aucune information judiciaire n'est encore ouverte contre Habré au Sénégal. Pour l'avocat de la défense, Me François Serres, cet arrêt est une victoire, même si tous les points qu'il avait soulevés n'ont pas été retenu par la Cour.

Pour rendre cette décision, la Cour de justice de la Cédéao s'est entourée de toutes les précautions d'usage. Elle fait appel à sa propre jurisprudence, mais également à celle de la Cour européenne des droits de l'Homme. Selon ces jurisprudences, même si la personne n'est pas directement menacée par une atteinte des droits de l'homme, si elle arrive à prouver qu'il y a un faisceau d'indices concordants, cela suffit pour que la cour prononce qu'il y a violations des droits de l'homme. Et ce faisceau d'indices est dûment cité dans l'arrêt: nomination d'un juge, transferts de fonds, confiscation du passeport et mise en résidence surveillée d'Hissène Habré. La cour s'appuie également sur deux principes fondamentaux du droit pénal, la non-rétroactivité absolue et l'autorité de la chose jugée, qu'elle demande, voire «ordonne» au Sénégal de respecter.

Le principe de non-rétroactivité pose par exemple qu'on ne peut pas condamner quelqu’un pour des actes qui n’étaient pas interdits au moment où ils ont été commis. Les crimes contre l'humanité et notamment l'acte de torture n'existaient pas en droit sénégalais, ni au moment des faits, ni même à l'époque où les plaintes des parties civiles ont été déposées en 2000. Selon ce principe, ce n'est donc pas une infraction que les juridictions sénégalaises de droit commun peuvent imputer à Hissène Habré. C'était d'ailleurs l'un des motifs évoqués par la Cour de cassation sénégalaise pour déclarer ces juridictions incompétentes. Et même si aujourd'hui, le gouvernement sénégalais a modifié ses lois et sa constitution pour introduire cette nouvelle catégorie de crimes, les juridictions sénégalaises ordinaires ne peuvent toujours pas l'appliquer à Hissène Habré. «Imaginez si l'on faisait de même en France: que les poursuites soient abandonnées contre un homme politique parce que la cour se déclare incompétente et que le gouvernement modifie la législation pour pouvoir quand même le juger», commente l'avocat d'Hissène Habré, Me François Serres. Pour les associations de victimes et les organisations internationales de défense des droits de l'homme, c'est l'incompréhension. «La cour cite le pacte international relatif aux droits civils et politiques. Mais elle ne lui donne pas sa juste valeur. Il n'y a pas besoin du droit sénégalais pour juger Hissène Habré, on peut le faire avec les principes du droit international cités dans le pacte», affirme pour sa part Reed Brody. «Modifier la constitution et mettre le droit du Sénégal en conformité avec ses obligations internationales ne sont en soi pas reprochables», explique le professeur de droit privé et sciences criminelles de l'Université de Poitiers, Michel Massé. Le Sénégal avait effectivement signé la convention des Nations unies contre la torture et le traité de Rome. Mais il n'avait jusqu'en 2007 toujours rien fait pour mettre son droit interne en conformité avec ces textes. «Mais il y avait une probabilité assez forte que ces modifications soient appliquées à Hissène Habré et ça, c'est une atteinte au principe de non-rétroactivité», explique Michel Massé.

Le second principe évoqué est celui de l'autorité de la chose jugée. On ne peut juger deux fois quelqu'un pour le même crime. «Les juridictions sénégalaises se sont déjà prononcées. La Cour de cassation sénégalaise, la plus haute instance judiciaire du pays, a considéré en dernier ressort que les juridictions sénégalaises n'avaient pas de compétence en droit pour le juger. C'est un obstacle de droit qui met fin à toutes poursuites au Sénégal», estime Me Serres. Faux, répond Reed Brody: «Hissène Habré n'a jamais été jugé sur le fond. Or en droit international, l'autorité de la chose jugée ne s'applique que sur le fond.» Michel Massé apporte une précision qui a son importance: «Les juridictions sénégalaises de droit commun ne peuvent effectivement pas revenir sur ce qu'elles ont décidé, c'est-à-dire qu'elles ne peuvent pas le juger à nouveau. C'est un obstacle de droit. Mais cela n'empêche pas qu'il soit jugé au Sénégal.»

C'est le sens de l'arrêt de la Cour de justice de la Cédéao. Le Sénégal ne peut pas juger Hissène Habré comme il comptait le faire à travers une juridiction ordinaire sans violer ses droits fondamentaux. Alors, cette cour lui recommande de réfléchir à la mise en place d'un tribunal ad hoc, une hypothèse exclue par l'Union africaine dès 2006. Mais quel type de tribunal ad hoc? C'est là toute la question qui n'est d'ailleurs pas tranchée par la cour ouest-africaine. Elle lui donne un cadre assez flou: «Une procédure spéciale ad hoc à caractère internationale telle que pratiquée en droit international.» Or en la matière, tout est envisageable.

Les juridictions ad hoc

Il y a un courant assez homogène depuis la Seconde Guerre mondiale et le tribunal de Nuremberg. Le tribunal pénal international pour la Sierra Leone, le Rwanda et l'ex-Yougoslavie en sont d'autres exemples. Il s'agit de la mise en place de cours a posteriori et donc en dérogation au principe de non-rétroactivité, avec pour objectif de juger des crimes de masse commis à une période et en lieu déterminé. Mais jusqu'à présent, jamais les accusés n'étaient désignés d'avance. «En justice pénal ordinaire, les juridictions sont créées à l'avance, à un moment où il n'y a aucune considération des situations qui leurs seront déférées ou des personnes qu'elles auront à juger. Mais ce n'est pas le cas pour les juridictions ad hoc», explique le professeur Michel Massé. La cour pénale internationale –elle– répond aux critères d'une justice pénale ordinaire. C'est d'ailleurs pour éviter le recours aux juridictions ad hoc qu'elle a été mise en place, pour ne plus créer d'exceptions. «Ces tribunaux ad hoc sont loin d'être une justice idéale. Ils remettent en cause le principe de non-rétroactivité, mais également le principe d'impartialité du juge, puisqu'au moment où ces juges sont désignés, ils savent ce qu'ils vont avoir à juger et cela crée un soupçon», précise encore Michel Massé.

Il y a évidemment des cas particuliers, y compris de ce mouvement dérogatoire à la justice pénale ordinaire. Le tribunal spécial pour le Cambodge est composé à la fois de magistrats nationaux et internationaux. Le tribunal spécial pour le Liban ne concerne pas un lieu, ni une période donnés, ni même des crimes de masse. Il est avant tout censé faire la lumière sur le meurtre de l'ex-Premier ministre Rafic Hariri. Va-t-on s'acheminer vers un tribunal spécial Hissène Habré, avec un seul accusé déterminé à l'avance? N'y aura-t-il que des magistrats sénégalais, ce qui limiterait le caractère international de la cour? «Quand on parle de juger un homme et un seul, on biaise la procédure, estime l'avocat d'Hissène Habré, Me Serres. Normalement, le procureur enquête sur les faits. Et c'est ensuite au juge d'instruction qui est saisi de décider ou non de mettre en examen. Là, le Sénégal est mandaté pour juger une seule personne et sur la base de crimes déjà prédéfinis. Le juge qui est désigné est obligé de mettre en examen Hissène Habré.» «Effectivement je ne connais pas d'autres exemples de tribunal spécial chargé de juger une seule personne, mais ce n'empêche pas de le faire», affirme quant à lui Reed Brody de HRW. «Pour lutter contre l'impunité, il a fallu payer le prix des juridictions ad hoc qui ne correspondent pas à l'idéal de la justice internationale. Le problème, ce n'est pas tellement que les juges de ce tribunal ad hoc ne puissent pas ne pas inculper Hissène Habré, mais qu'ils ne puissent pas en inculper d'autres», commente pour sa part le professeur Michel Massé.

Et c'est bien tout le cœur du problème. Ouvrir la porte à d'autres inculpations ou même considérer que le tribunal a vocation à juger les crimes commis au Tchad entre 1982 et 1990 risque d'avoir des conséquences politiques importantes. D'abord parce que le Tchad était occupé dans sa partie nord par les troupes libyennes, ce qui pourrait mettre en cause la responsabilité de la Libye. Ensuite parce que des hauts responsables tchadiens actuellement au pouvoir, et notamment le président Idriss Déby, avaient déjà un rôle clef sous le régime d'Hissène Habré. «On voit mal l'Union africaine appuyer la création d'une cour qui pourrait mettre en difficulté des chefs d'État en exercice, membres de l'Union, explique un diplomate étranger. Ce sera soit un tribunal spécial Hissène Habré, soit cette cour ne verra jamais le jour.» Michel Massé est lui beaucoup moins affirmatif sur cette question: «Derrière la création de ces cours ad hoc, il y a toujours un mélange de politique et de droit. On peut les suspecter de tout, mais à l'arrivée, on ne sait jamais vraiment ce qu'elles vont donner.» Le professeur de droit privé de l'Université de Poitiers cite notamment le cas du tribunal international pour l'ex-Yougoslavie. Qui aurait cru au moment de sa création que l'ancien président Slobodan Milosevic serait traduit en justice? Ou même dans le cas du tribunal international pour le Liban, que des membres du Hamas pourraient être poursuivis ?

Ce sont moins des considérations de droit que des contingences politiques et financières qui définiront in fine les contours, le mandat et la durée de vie de cette cour ad hoc. C'est également que ce qui limite aujourd'hui souvent l'action des tribunaux spéciaux déjà existants, toujours à la recherche de financement et qui ne peuvent pas toujours poursuivre qui ils souhaitent. Dans le cas d'Hissène Habré, le professeur Michel Massé pense à un tribunal de type cambodgien, sorte de juridiction sénégalaise internationalisée. Son fondement pourrait être, comme dans le cas du tribunal spécial pour la Sierra Leone, une convention signée entre un Etat et une organisation internationale. Sur les aspects financiers, les partenaires du Sénégal vont de l'avant: le 24 novembre, les bailleurs de fonds se sont prononcés pour une levée de fond rapide et un procès tout aussi rapide, en dépit de la décision de le Cédéao. L'UA a «pris acte» de cette déclaration, a fait savoir Robert Dossou, représentant spécial de l'Union africaine dès le début de la réunion. Mais «quelle que soit la forme que prendra la juridiction, des fonds seront nécessaires» pour le procès, avait-il souligné, en assurant que le processus se poursuivait donc. C'est bien la forme que devra prendre la cour qui risque elle de faire l'objet de nombreuses tractations d'ici au prochain sommet de l'Union africaine prévue en janvier prochain en Ethiopie.

  

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